jeudi 20 janvier 2011

Mon père, les Capucins et "Bambi" Moga

En Afrique, on dit qu'un vieillard qui meurt c'est une bibliothèque qui brûle. Mon père n'est pas un vieillard, du moins pas encore, c'est un monsieur de 76 ans dont les yeux bleus gardent tout leur éclat et la mémoire sa  vivacité. Il se trouve que notre nouveau quartier est celui de sa jeunesse, celui où à 16 ans, il travaillait comme barman aux Capucins. Le Marché des Capucins pour les Bordelais, c'est une véritable institution, le ventre de Bordeaux, le seul quartier qui du 19è siècle au milieu des années 70 s'animait lorsque tous les autres dormaient. Hier, j'ai suivi pas à pas mon père sur les traces de son passé. Au 11 de la rue Clare, il a fini par repérer les stigmates de ce qui avait été le café où il servait. Sur une façade grise, un rideau métallique à demi baissé est surmonté d'une enseigne sur laquelle on peut lire "Phone - Fax - Internet", trois vocables qui auraient plongé Gaby, le patron du bistrot disparu prématurément rongé par l'alcool et le tabac, dans un abîme de perplexité. Papa a hésité un peu, a traversé la rue et a reconnu dans une boucherie halal ce qui avait été autrefois une crèmerie. C'est bien là, s'est-il exclamé, du café, je voyais la fille des crémiers ouvrir sa boutique, une jolie fille a-t-il ajouté. Je n'en saurai pas plus. Juste à côté, c'était un entrepôt de bananes. Tous les mandataires et les routiers convergeaient vers les Capucins aux premières heures de la nuit et chacun venait se réchauffer d'un café ou d'une gratinée. Ils avaient leurs habitudes et chaque bistrot, son ambiance et sa clientèle de fidèles.  A l'angle de la rue Clare et de la rue Bergeret, c'était d'ailleurs un oncle de mon père, Tonton Charles, qui tenait le "Ramuncho". Papa se levait tous les jours à une heure du matin, remontait à pied le Cours de la Marne depuis la Gare St Jean, rasant les murs car la nuit était noire et les lampadaires rares. Il travaillait au café qu'à 20 heures, heureux pendant le coup de feu du mitan de la nuit à la fin de la matinée, et s'ennuyant ferme l'après-midi quand la fatigue commençait à se faire sentir et que seuls quelques poivrots tenaient encore le zinc. Et cela tous les jours du lundi au samedi. Heureusement, le dimanche c'était relâche et il pouvait alors aller au stade de rugby voir évoluer les frères Moga, ces figures des Capucins, bouchers et crémiers de leur état.  Soixante ans après, j'ai vu briller les yeux de mon père pendant qu'il me parlait d'Alphonse dit Fonfon, d'André, et surtout d'Alban dit Bambi, 1 m 87 pour 109 kg, 22 fois sélectionné en équipe de France.  Si une rue de Bordeaux porte désormais leur nom, aucune rue ne portera jamais celui de mon père ni d'aucun de ceux à qui le travail ne faisait pas peur, dans les années cinquante aux Capucins.

15 commentaires:

bricol-girl a dit…

Un pèlerinage émouvant. Bien d'accord avec le proverbe.

B de Rennes a dit…

très beau texte plein d'humanité !

Lilie a dit…

C'est une occasion magnifique que tu as eue de faire ce "voyage" avec ton père. Ça fait partie des regrets qu'on a tous un jour, de ne pas savoir qui étaient nos parents avant de devenir ceux que l'on connait, mais toi au moins, tu auras ce merveilleux souvenir :)
Très beau ce proverbe africain...

Brigitte a dit…

Il devait être nostalgique de ce temps là , c'était difficile mais tellement vivant !

liwymi a dit…

Très belle évocation de ton papa et de ton nouveau quartier... En fait, ce n'est en rien un hasard si tu t'es installée là.

(Ton père travaillait 18 heures par jour ? Ou j'ai mal compris !)

Valérie de Haute Savoie a dit…

Ramuncho... c'est comme cela que ma mère souvent appelle mon père ;)

marie-madeleine a dit…

Lorsque j'irai à Bordeaux, je sais ce que je chercherai du côté des Capucins....

Hermione a dit…

Tu as dû passer un moment passionnant avec ton père. La transmission orale est précieuse, on devrait plus souvent interroger nos parents sur leur jeunesse.

le bord doré des nuages a dit…

tu racontes si bien qu'on s'y croirait...le long des rues a une heure du matin..lorsque le jour n'est pas encore levée...ton père te transmettait un moment précieux de sa vie,à toi,sa fille ...belle journée à toi.

lakevio a dit…

J'aime bien t'accompagner dans ta nostalgie...

La petite poule noire a dit…

- Mab et Lilie, j'aime beaucoup ce proverbe africain aussi. Sauf erreur de ma part, on le doit à Amadou Hampâté Bâ.
- A Liwymi, toujours aussi affûtée toi, tu remarques des choses que je n'ai même pas vues moi-même ;). Quant aux 18 heures, tu as bien lu mais je pense que pour un gamin de 16 ans, même pendant les pauses, le café restait la plus belle des cours de récré ...
- A Valérie, c'est un prénom Basque, le nom du héros de Pierre Loti mais ça tu le sais sûrement ;)
- A Marie-Madeleine, si tu viens à Bordeaux, j'espère que c'est moi que tu chercheras ;)
- A toutes, merci pour vos petits mots qui m'encouragent. J'ai encore du mal à apprivoiser le présent. Peut-être est-ce pour cette raison que mes billets parlent davantage du passé...

heure-bleue a dit…

La nostalgie est toujours émouvante...

le bord doré des nuages a dit…

comment vas tu petite poule noire?
est ce que ta maman va mieux ? Si comme tu le dis tu as du mal en ce moment avec le présent, pourquoi ne ressors tu pas tes images de ton séjour en Inde,tous ces paysages et ses visages magnifiques te ferais du bien ?..Lu quelque part: Créer c'est résister, résister c'est créer. Merci pour ton passage au bord doré, je t'embrasse.

une fille de france a dit…

très joli texte empreint d'une vive émotion palpable.
Merci

Anonyme a dit…

C'était beau Bordeaux... Nostalgie. Mes oncles travaillaient aux abattoirs, ma grand mère vendait à la charrette des fruits aux capucins, mon père qui avait été docker sur le port avait fini brocanteur à Mériadeck où nous vivions rue Duplantier. J'envisage d'ailleurs un livre et une expo à Bordeaux sur ces lieux de notre enfance.