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Le parfum envoûtant des galants de nuit flottait dans l'air. A cette heure entre chien et loup que j'affectionne tant, tournant le dos à la mer, j'empruntais l'escalier de terre rouge qui grimpe de la rue Bugeaud à la rue Chanzy.
C'est là que battait le coeur de ce coron méditerranéen dont le Gouverneur Chanzy posa la première pierre en 1874 pour abriter les familles des mineurs espagnols logées jusque-là dans des grottes à flanc de falaise. Nous étions le 1er octobre 1905 à Béni-Saf, département d'Oran, Algérie.
J'avais rendez-vous avec elle mais elle ne le savait pas. Elle, Philomène Lucrèce Torrès, née le 12 novembre 1879 à Nerja, un village blanc d'Andalousie de la province de Malaga, au pied de la Sierra de Almijara. Une de mes arrière-grand-mères maternelles venues vivre et mourir en Oranie, cette terre nourricière accueillante à tant d'ouvriers espagnols chassés par la famine qui sévissait alors de l'autre côté de la Méditerranée.
Je savais qu'à ce moment de la journée, je la trouverais "prenant le frais" avec ses voisines sur le pas de leur maison. Même enceinte "jusqu'aux yeux*" et s'octroyant probablement sa première pause de la journée, elle profiterait des dernières lueurs du jour pour tricoter, crocheter ou même raccommoder parce qu'il faut bien "faire du neuf avec du vieux".
Et bien sûr, ce serait le moment de la tchatche entre copines tout en surveillant du coin de l'oeil la progéniture. Si on me demandait ce que je faisais là, je me présenterais comme une "Française de France" venue prendre son poste d'institutrice à l'école élémentaire en ce jour de rentrée. Mais personne ne fit aucun cas de moi.
J'observais mon arrière-grand-mère toute jolie dans sa robe fleurie, ses cheveux retenus en chignon par un peigne en écaille. Elle berçait avec son pied un landau dans lequel dormait son bébé Juliette, tout en embrassant dès qu'il passait par là un petit Manuel de trois ans. "
Aïe, aïe, aïe ven aqui chiquillo que te como !". "Viens ici mon petit que je te mange" disait la maman ogre à son enfant.
Philomène s'était mariée le 20 décembre 1902 à la mairie d'Oran, où elle vivait alors chez son père laitier, avec un maréchal-ferrant de deux ans son aîné, Pierre Sanchez. Lui-même était fils de mineur, né à Béni-Saf alors que le village sortait à peine de terre. Elle avait quitté la ville pour ce gros bourg dont la population avait doublé en vingt ans grâce à l'activité minière de la compagnie Mokta-El-Hadid et au port, et qui atteindrait les neuf mille habitants en 1911 après la découverte de nouveaux gisements de fer.
Mais déjà, le mari allait rentrer du café où il aurait fait une halte après le boulot pour se "taper l'anisette", jouer à la
ronda, et
tchatcher avec les copains. Pour peu qu'il se soit gavé de
tramousos, de
toraicos, de fèves
et d'escargots au cumin à la
kemia, son Pedro n'aurait plus faim alors que Philomène s'était "décarcassée" tout l'après-midi à préparer le
potaje !
J'en profitais pour m'éclipser. Comme dit le proverbe de là-bas : "Toutes les bonnes choses ont une fin, même les figues du couffin"...
(*) Mon grand-père maternel François Sanchez est né le 5 octobre 1905 à Béni-Saf.
Lexique :
Ronda : jeu de cartes traditionnel d'Espagne, joué aussi en Afrique du Nord
Tchatcher : bavarder avec animation de tout et de rien
Kemia : assortiment d'amuse-gueules accompagnant l'anisette
Tramousos : lupins cuits et passés à la saumure
Toraicos : pois chiches grillés
Potaje : sorte de potée à la viande de porc, aux haricots secs et aux blettes
Sources :
Sur la photo, Philomène pose vers 1938 avec sa belle-fille Irène, ma grand-mère, et ses petites filles Juliette, 6 ans, et Pierrette, 3 ans, ma tante et ma mère.
Etat civil : ANOM
Sur Béni-Saf : Wikipedia, Gallica (BNF) pour la presse (L'Echo d'Oran, L'Echo d'Alger, La Mekerra), et Association des Béni-Safiens
Je recommande la lecture de "L'escalier de Béni-Saf" d'Henriette Georges (Robert Laffont, 1988)